Olivier COSTA, Avocat associé

L’Autorité de la concurrence a rendu le 6 novembre 2025 une décision particulièrement attendue dans le dossier Doctolib, au croisement de la transformation numérique de la santé et du droit de la concurrence. Saisie à la suite d’une plainte de Cegedim Santé et d’opérations de visite et saisie menées en 2021, elle inflige à la plateforme une sanction totale de 4 665 000 euros pour abus de position dominante, assortie d’une obligation de publication.
Au-delà du montant, cette décision marque une étape importante : pour la première fois, l’Autorité sanctionne une acquisition “prédatrice” située sous les seuils de notification, dans la lignée de la jurisprudence Towercast.
Deux marchés clés et une domination bien établie
L’affaire porte sur deux marchés devenus essentiels avec la digitalisation du parcours de soins :
Le marché de la prise de rendez-vous médicaux en ligne
Apparues dans les années 2010, ces plateformes permettent aux praticiens de gérer leur agenda et aux patients de prendre rendez-vous via un site ou une application. Doctolib y occupe une place centrale depuis plusieurs années :
- parts de marché supérieures à 50% dès 2017,
- pouvant atteindre jusqu’à 90 % certaines années.
Le secteur a été dopé par la crise sanitaire, notamment lorsque l’État a confié la gestion des rendez-vous de vaccination à Doctolib, Maiia et KelDoc.
Le marché des solutions de téléconsultation
Ces outils permettent des actes médicaux à distance via une interface sécurisée, conforme au code de la santé publique.
Là encore, Doctolib détient une position dominante, avec plus de 40 % de parts de marché depuis son entrée en 2019.
Cette double domination place Doctolib au cœur du système de rendez-vous médicaux et du développement de la télémédecine.
Des pratiques d’exclusivité et de ventes liées considérées comme abusives
L’Autorité identifie une infraction unique, complexe et continue, reposant sur deux mécanismes combinés.
Les clauses d’exclusivité dans les contrats
Jusqu’en septembre 2023, les contrats Doctolib comportaient :
- une clause d’exclusivité,
- une clause « anti-allotement » permettant suspension ou résiliation en cas d’usage d’un service concurrent.
Concrètement, ces clauses :
- empêchaient les praticiens d’utiliser une autre plateforme,
- forçaient les professionnels déjà abonnés à une solution concurrente à résilier avant de rejoindre Doctolib,
- bloquaient le développement de concurrents, particulièrement les plus petits (Solocal, Qare, etc.).
Les documents internes saisis révèlent une stratégie explicite : volonté « d’être une interface obligatoire et stratégique entre le médecin et son patient », ou encore de « ne laisser aucun cabinet à la concurrence ».
Ces clauses ont été maintenues malgré les alertes juridiques internes, attestant une démarche volontaire.
L’obligation d’utiliser Doctolib Patient pour accéder à la téléconsultation
Doctolib imposait également la souscription préalable à Doctolib Patient pour activer Doctolib Téléconsultation.
Il s’agissait donc d’une vente liée, obligeant les praticiens à acheter deux services pour en utiliser un seul.
Résultat :
- croissance artificielle du nombre d’utilisateurs de Doctolib Patient,
- renforcement de la position dominante,
- éviction des solutions concurrentes de téléconsultation ou de prise de rendez-vous.
L’Autorité considère ces pratiques comme un ensemble cohérent visant à verrouiller le marché.
L’acquisition prédatrice de MonDocteur : un tournant jurisprudentiel
En 2018, Doctolib rachète MonDocteur, présenté comme son « concurrent numéro 1 ».
L’opération, située sous les seuils de notification, n’avait pas été contrôlée à l’époque.
Mais l’arrêt Towercast (CJUE, 2023) permet désormais d’examiner une concentration non notifiée au titre de l’abus de position dominant
Une finalité d’éviction clairement établie
Les documents internes montrent une volonté assumée :
- « killer le produit » MonDocteur,
- « réduire la pression sur les prix »,
- « augmenter les prix de 10 à 20 % » après disparition du concurrent.
L’acquisition a permis à Doctolib :
- de récupérer 10 000 nouveaux professionnels de santé,
- d’augmenter immédiatement et durablement ses parts de marché,
- de procéder à plusieurs hausses tarifaires, supérieures aux projections initiales, sans perte de clientèle.
Une première sanction du type “acquisition prédatrice” en droit français
Tout en reconnaissant l’incertitude pré-Towercast, l’Autorité sanctionne Doctolib à hauteur de 50 000 € sur ce motif.
C’est la première fois qu’une entreprise est condamnée en France pour abus par acquisition, hors contrôle national des concentrations.
Sanctions et portée de la décision
L’Autorité prononce une sanction globale de 4 665 000 euros, répartie comme suit :
- 4 615 000 € pour les pratiques d’exclusivité et de ventes liées,
- 50 000 € pour l’acquisition prédatrice de MonDocteur.
Elle ordonne en outre la publication d’un résumé de la décision dans Le Quotidien du Médecin, édition papier et numérique.
Une décision structurante pour l’économie numérique de la santé
Cette décision :
- rappelle que la croissance rapide d’une plateforme ne la dispense pas de respecter les règles du jeu concurrentiel,
- étend la portée du droit de la concurrence à la consolidation de marchés émergents,
- confirme que les effets de réseau ne doivent pas aboutir à verrouiller l’accès au marché,
- inaugure l’application opérationnelle de l’arrêt Towercast en France.
Elle marque un tournant pour les acteurs du numérique en santé : la domination peut être tolérée, mais son exploitation abusive ne l’est pas.